Novembre 2012 - Loto : 1-2-3-4-5-6 !

23-11-2012.   1-2-3-4-5-6 !

La buraliste de ma bourgade, une femme cordiale et sympathique, me scrute d'un œil atterré. Fait rarissime, je ne me suis pas contenté aujourd'hui du simple achat du Dauphiné Libéré (le Daubé) : j'ai également composé une grille de loto, que l'indiscrète s'est permise d'examiner, sans doute pour s'assurer que je l'avais correctement remplie. "1-2-3-4-5 et N° chance, le 6 !", épèle-t-elle à tue-tête et à la cantonade, ajoutant d'un ton rigolard et franchement désapprobateur : "Mais vous n'êtes pas bien, vous, alors ?". À la fois un peu surpris et assez satisfait de l'effet produit par ma grille provocatrice et, avec toute la fausse naîveté qui sied en la circonstance, je m'enquiers timidement des raisons d'une telle réaction : "Ah! bon, mais pourquoi donc me dites-vous ça ?". Sur ce, la dame des journaux, tabacs et alumettes, piquée au vif et prenant toute la clientèle de la Maison de la presse à témoin de l'incommensurable bêtise de ce parigot fraîchement installé en Haute-Savoie, de s'écrier : "Mais, Monsieur, parce que ça n'a aucune chance de sortir !". J'eus beau tenter de percer le brouhaha qui s'en est suivi par un très (trop) ferme : "Mais non, pas du tout, ni plus ni moins de chance que n'importe quelle autre combinaison !", il était déjà trop tard : je ne faisais que m'enfoncer davantage, le mal était consommé, le "bon sens" avait parlé, la maîtresse des lieux avait révélé l'évidence de ma coupable irrationalité... au prix - sévère mais par moi seul perçu - de renier la "vérité" de la théorie des probabilités !

Cet incident, survenu il y a quelque temps, m'a localement forgé une réputation de grand bénêt, au mieux de savant Cosinus, dont j'ai peu à peu appris à m'accommoder, voire à tirer parti. Dans les premiers temps, j'ai certes tenté de me rassurer en en parlant à des proches, à des amis, à des voisins. Face à ceux d'entre eux, étrangement majoritaires, qui se rangeaient sans hésitation dans le camp de la buraliste, j'opposais avec véhémence divers argumentaires qui ne réussissaient jamais à totalement convaincre, en dépit de leurs apparentes vertus pédagogiques. En voici quelques uns.

- Le dispositif mécanique qui réalise physiquement le tirage du loto ne "sait" ni lire ni compter. Il choisit les boules en tant qu'objets, non pas en tant que numéros. Pour ce dispositif, la séquence 1-2-3-4-5-6 ne présente ainsi strictement aucune singularité, elle équivaut en tout point à la séquence 6-17-23-35-37-43. Le procédé même du tirage ignorant tout de l'arithmétique et de la régularité numérale, on ne saurait évaluer la probabilité d'une combinaison à l'aune de son "profil" arithmétique.

- Imaginons qu'un extra-terrestre vienne jouer sur terre et que, dans son propre système de numération, un peu exotique, 1 s'écrive 6, 2 s'écrive 17, 3 s'écrive 23, 4 s'écrive 35, 5 s'écrive 37 et 6 s'écrive 43. Personne, à Faverges, ne se moquera d'E.T. lorsqu'il jouera 6-17-23-35-37-43 ! Or, sur Sirius, lorsqu'il jouait ces mêmes numéros, ses congénères éclataient de rire... et c'est d'ailleurs l'excellente raison pour laquelle il préfère dorénavant venir sur terre pour faire son loto.

- Imaginons que, au lieu de porter des numéros, les boules portent des icônes, à la manière des signes du zodiaque. Sur la boule N°1, on efface le chiffre 1 et on peint à la place un taureau. La N°2 devient de même un scorpion ; la N°3, un bélier ; la N°4, un sagittaire ; la N°5, des gémeaux ; la N°6, un tigre ; la N°7, un lion... la N°17, un rat... la N°23, un dragon... la N° 35, un bœuf, la N°37, un singe... la N°43, un cochon,... Cela vous gêne-t-il toujours autant que je joue Taureau-Scorpion-Bélier-Sagittaire-Gémeaux-Tigre, alias 1-2-3-4-5-6 ? Cette combinaison vous paraît-elle toujours infiniment moins vraisemblable que Tigre-Rat-Dragon-Boeuf-Singe-Cochon, alias 6-17-23-35-37-43 ?

- Croire que 6-17-23-35-37-43 est beaucoup plus probable que 1-2-3-4-5-6 est une illusion car, en suivant cette ligne de pensée, 8-15-29-39-41-48 serait également beaucoup plus probable que 1-2-3-4-5-6 et, de même, un très grand nombre de combinaisons "anonymes", c'est-à-dire sans relief et d'appparence "normale", seraient, elles aussi, beaucoup plus probables que 1-2-3-4-5-6. Or, si le "monstre" 1-2-3-4-5-6 ne sort pas, alors, parmi la foule de toutes les combinaisons "normales", une et une seule combinaison sortira finalement du tirage ! Et cette singularité là, celle consistant à sélectionner une seule combinaison particulière au sein d'une foule de combinaisons anonymes, la singularité de tirer une seule et unique paille hors d'une botte de foin, équivaut très exactement à la singularité consistant à sélectionner a priori une combinaison d'allure "atypique". Supposons qu'un martien s'amuse à tirer à l'aveugle le nom d'un seul humain : ou bien, comme par extraordinaire, il tire Barack Obama (1-2-3-4-5-6) ; ou bien, si ce n'est pas celui-là l'élu, alors Nicolas Curien (6-17-23-35-37-43) a exactement la même chance a priori d'être tiré que tout autre terrien... donc la même chance que Barack Obama, pas une plus grande chance !

Assez vite, je dus m'avouer vaincu et accepter le triste constat que ces propos imagés ne suffiisaient pas à faire tomber les écailles de la plupart des yeux incrédules. Dans le cas le plus favorable, mes interlocuteurs retiraient l'impression que je devais sans doute avoir "raison" au sens de la mathématique probabiliste et que ces arguties de polytechnicien (fou et attardé) comportaient donc au moins un mérite important : celui d'apporter l'irréfutable "preuve" qu'un fossé irréductible sépare la théorie de la pratique... Car, dans la pratique, il est bien clair que la sexte parfaite 1-2-3-4-5-6 ne sortira jamais de la sphère du loto ! D'ailleurs, on n'a jamais vu ça de mémoire de joueur, ni même six numéros consécutifs, ni même cinq, ni même sans doute quatre ! Mes plus virulents contradicteurs ont été jusqu'à me traiter de scientiste, d'esprit borné, refusant l'évidence patente d'une terre plate !

Et pourtant, elle est ronde et elle tourne... Mais gardons cette vérité pour nous, à défaut de savoir la faire partager, et déplaçons maintenant la question du terrain de la mathématique vers celui de la psychologie cognitive. Pourquoi diable "les gens" préfèrent-ils à ce point imaginer que la terre est plate, pourquoi, à leurs yeux, la combinaison 1-2-3-4-5-6 doit-elle "forcément" être beaucoup plus improbable que 6-17-23-35-37-43 ?

Un premier niveau d'explication réside sans doute dans la nécessité d'un "déni de réalité", seul capable d'entretenir l'excitation du jeu. Car il est parfaitement exact que 1-2-3-4-5-6 est très (très) improbable, avec environ une chance sur 14 millions d'émerger ! Dès lors, admettre qu'aucune autre combinaison, pas même 6-17-23-35-37-43, puisse s'avérer strictement plus favorable que celle-là revient du même coup à admettre que "c'est fichu d'avance..." ! Autrement dit, tout calcul probabisliste rationnel serait refusé car il serait propre à tuer tout net l'esprit d'aventure : une chance sur 14 milllons, à raison de 150 tirages par an, c'est 100 000 ans d'attente moyenne avant de gagner, soit mille vies humaines, soit mille incertaines réincarnations... Tout au contraire, des calculs faux excitent et alimentent la pulsion ludique : bien-sûr, il convient de ne pas jouer 1-2-3-4-5-6 qui n'a "aucune chance", n'en parlons plus... ; mais aussi, ne plus jouer le 43 pendant un certain temps, parce qu'il est "beaucoup" sorti récemment ; ou, à l'inverse, jouer ce numéro en priorité, parce qu'il semble "en veine" en ce moment ! Ce qui importe dans ces pseudo-raisonnements et supputations fantaisistes, ce n'est évidemment pas leur degré de justesse, mais leur capacité à nourrir l'imaginaire, à transformer un jeu parfaitement décourageant, tant le hasard le plus uniforme s'y impose de la manière la plus crue, en un terrain d'action potentiellement riche de possibilités, où des stratégies seraient même possibles, voire efficaces ! Autrement dit, pour vivre sa passion, l'homo ludicus doit d'abord étouffer en lui l'homo sapiens !

Un second niveau d'explication, complémentaire du premier, réside à mon sens dans "l'aversion pour l'aléa uniforme" (une notion différente de celle d'aversion pour le risque). L'uniformité, c'est la mort. La vie, c'est l'existence de formes variées et c'est aussi une divesité bornée, dans laquelle prévalent des formes jugées "normales", "habituelles" ou "moyennes" : certaines formes sont plus probables que d'autres formes. Par exemple, la taille ou le poids des individus ne sont pas des variables uniformément distribuées dans la population : les hommes dont la taille est comprise entre 1,60 m et 1,90 m sont la règle ; au-delà de ces bornes, les "nains" et les "géants" sont l'exception. Pour se repérer, l'esprit humain éprouve sans cesse le besoin de distinguer l'habituel de l'exceptionnel. Or, en matière de loto, le cerveau devrait sagement s'abstenir de se livrer à un tel exercice, puisque la réalité même à laquelle il est dans ce cas directement confronté est celle de l'uniformité totale : chacune des N combinaisons possibles du loto a en effet la même probabiité 1/N d'advenir. Et pourtant, par aversion pour l'uniformité, le cerveau du joueur de loto veut à tout prix créer une forme, imposer un ordre, établir une hiérarchie, là où il n'y en a pourtant aucune ! Et, pour ce faire, il prend la voie qui lui est la plus naturelle, s'agissant d'une suite de nombres : il décrète ainsi "normale" une suite de numéros ne présentant aucune régularité arithmétique particulière et il décrète "atypique" une suite présentant une ou plusieurs singularités (telles que contenir 1, contenir plusieurs nombres consécutifs, etc.). Et notre joueur évite naturellement de jouer une combinaison atypique... puisqu'il s'est auto-persuadé qu'elle moins probable qu'une autre ! Le mécanisme mental serait ainsi le suivant. Dans un premier temps, refoulement de l'uniformité, jugée trop désespérante, trop mortifère. Dans un deuxième temps, recherche d'une hétérogénéité substitutive, par association cognitive : l'ordre aritmétique est ici privilégié parce que les boules portent des nombres, mais le dégradé de l'arc-en-ciel jouerait sans doute le même rôle si les boules portaient des couleurs.

Avec l'effet de recul, cette réflexion m'aide à mieux comprendre l'attitude quelque peu agressive de la buraliste : comment aurait-elle pu traiter avec davantage de ménagement un intrus qui, par son comportement irresponsable, à force de s'afficher comme rationnel, assassinait tout rêve du gain et décourageait ainsi les clients des jeux. Toute vérité n'est pas bonne à dire, "il a dit la vérité, il doit être exécuté" ! À défaut d'en reparler avec l'intéressée (j'ai trop peur), j'ai eu l'occasion d'échanger hier à ce sujet dans un train avec mon ami philosophe Jean-Pierre Dupuy, spécialiste de l'évaluation des risques extrêmes (plutôt les accidents nucléaires que les tirages du loto !), avec lequel je me suis remémoré les fondements épistémiques de la théorie des probabilités.

Cette théorie postule l'existence d'un ensemble Ω "d'états du monde", des quanta équiprobables, générateurs de tous les évènements possibles : un évènement particulier n'est autre que la collection de tous les états du monde qui conduisent à la réalisation de cet évènement. Ordinairement, on n'observe pas directement les états du monde, qui sont des "complexions microscopiques" hors d'atteinte. On observe seulement des évènements agrégés, c'est-à-dire des configurations macroscopiques, chaque configuration étant la résultante d'un très grand nombre de complexions. Dans certains cas, une configuration macroscopique particulière est engendrée par une majorité si écrasante de complexions microscopiques que cette configuration, quasi-certaine, est la seule qui soit observée en pratique, à de petites fluctuations près. Il en va ainsi, par exemple, de la répartition statistique des niveaux d'énergie des molécules dans un gaz parfait : la loi de distribution exponentielle de Boltzman.

À l'échelle macroscopique de l'observation humaine, la loi de Boltzman est l'outil pertinent pour le physicien, lui permettant notamment de retrouver les lois empiriques des gaz parfait : au niveau macroscopique, donc, "l'homme sait tout" ! Imaginons maintenant qu'une certaine "Physicienne des Jeux" organise un "thermo-loto", dans lequel les joueurs parieraient sur la complexion microscopique, à un instant donné, des molécules d'un gaz enfermé dans un réservoir : une case de la grille de jeu pour chacune des N molécules ; un niveau d'énergie à choisir parmi p niveaux posssibles, à inscrire dans chacune des cases ; donc, en tout, pN états du monde équiprobables, entre lesquels un seul doit être sélectionné. Au joueur qui aspire, pour gagner, à choisir le même état du monde que l'état élu par la Nature, la loi de Boltzman n'est strictement d'aucune utilité, car cette loi, cette forme remarquable, n'est valide qu'à l'échelle macroscopique, alors que le pari, quant à lui, opère à l'échelle microscopique : une échelle infernale où le joueur se trouve plongé par quelque démon de Maxwell dans un univers sans forme, fait d'une immensité plate de complexions équiprobables... Si l'homme sait tout au niveau macroscopique, le tout qu'exprime la distribution de Boltzman, en revanche, au niveau microscopique, il ne sait rien, le rien qu'exprime la distribution uniforme !

Pour finir, un ami, amateur de courses hippiques, m'a rapporté cette anecdote, que je crois volontiers véridique : à un collègue joueur de loto et de jeux de grattage, qui se désespérait devant lui de ne jamais rien gagner, il suggéra un jour qu'il tentât sa chance au PMU. La réponse de l'intéressé fut immédiate : "Ah! non, avec les chevaux, là, il y a vraiment 'trop' de hasard !" Ceci me semble assez bien conforter la théorie proposée dans ce billet : lorsque des aléas "concrets", comme ceux liés à la configuration d'un champ de courses, à la forme physique d'un cheval, à la qualité de l'entraîneur, au talent du jockey, à l'état d'un terrain... s'imposent tellement à l'esprit que ce dernier ne peut les dénier ni les contourner, alors l'idée du hasard frappe de plein fouet et ne peut aisément être évacuée ; mais, si l'aléa réside dans "l'abstraction" mathématique d'une loi de distribution uniforme, alors l'esprit donne libre cours à son imagination pour combler de toute urgence ce vide cognitif et inventer toute "forme" rasssurante qui chasse l'idée insupportable du hasard complet. Le collègue de mon ami aurait ainsi pu ajouter : "Tu comprends, j'ai une maîtrise complète de ma combinaison de loto et, là au moins, je ne dépends pas du bon vouloir d'un entraîneur, de l'humeur d'un jockey, de la lourdeur d'un terrain, ou de la qualité d'une météo !". Paradoxalement, un imprévisible radical me renvoie moins fortement l'image du hasard qu'un prévisible que je ne sais pas prévoir, car le premier stimule mon imaginaire alors que le second me confronte à mon impuissance.

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