Décembre 2012 - Neutralité florentine

19-12-2012. Neutralité, régulation et concurrence

Non, je n'ai pas oublié mon blog et me voici de retour de Florence et son inoubliable Duomo !

Mon papier sur la neutralité imparfaite, revu et augmenté après le séminaire l'Institut universitaire européen, est désormais disponible en version anglaise ET en version française !

Après le résumé, pulié ici le 9 décembre, voici aujourd'hui la conclusion !

La neutralité d’Internet se prête très naturellement à cette boutade à propos des régulateurs. Question : quelle est la devise du parfait régulateur ? Réponse : si quelque chose existe, alors régule la, et si elle n’existe pas, alors fais en un principe ! À cet égard, la neutralité semble devoir être le rêve du régulateur puisqu’à la fois elle existe et elle n’existe pas : en effet, ainsi que nous l’avons discuté supra, elle existe sous un grand nombre de formes imparfaites mais elle n’existe pas dans sa version parfaite, qui demeure une utopie. Toutefois, le rêve du régulateur pourrait bien tourner au cauchemar ! Pourquoi ?

En premier lieu, poser la neutralité en principe de régulation, voire même l’inscrire dans le marbre d’un texte législatif, pourrait se révéler aussi pernicieux ex post qu’attrayant ex ante, en raison du dilemme suivant. Ou bien le principe de neutralité est formulé en des termes si généraux qu’il ne se traduit par aucune obligation concrète faite aux fournisseurs d’accès et il est donc inutile. Ou bien ce principe est accompagné d’une liste complète de ses modalités d’application et ces dernières deviendront très rapidement obsolètes et inopportunes, dans un secteur dont le tempo d’évolution est aussi exceptionnellement rapide ; pire, une spécification détaillée à l’excès pourrait entraver le processus d’innovation.

En second lieu, les régulateurs peuvent rencontrer de sérieux problèmes de légitimité lorqu’ils s’essaient à la régulation de la neutralité d’Internet. Tel est à l’évidence le cas aux États-Unis, où la FCC détient des prérogatives légères et assises sur une base légale fragile en matière de services d’information, par opposition aux services de communication. Ce régulateur a répétitivement échoué dans ses tentatives d’édicter de règlements sur la neutralité, systématiquement attaqués par les grands opérateurs américains. La situation semble plus favorable en Europe, où le paquet télécom en vigueur donne aux régulateurs nationaux la possibilité, d’une part de régler des différends entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de contenus, d’autre part de fixer un standard minimal de qualité pour l’accès à Internet. Mais les conditions préalables sont assez contraignantes, qu’elles portent sur le champ des différends concernés ou sur la nécessité d’apporter la preuve d’une déficience du marché avant d’obtenir l’agrément de la Commission pour réguler la qualité.

Par conséquent, le meilleur régulateur de la neutralité d’Internet pourrait bien ne pas être le régulateur sectoriel, mais plutôt le marché lui-même et le droit de la concurrence en dernier ressort. Dans un pays comme la France, où le marché de l’accès à Internet est suffisamment concurrentiel, une violation manifeste de la neutralité est un comportement beaucoup plus risqué, de la part d’un opérateur, que dans un pays comme les États-Unis, où les consommateurs sont davantage captifs de leur fournisseur d’accès, en raison de la faible pression concurrentielle exercée par une structure de marché en monopole ou en duopole.

Que la concurrence apparaisse comme le régulateur le plus approprié de la neutralité d’Internet est un résultat en définitive assez cohérent, une analogie pouvant en effet être établie entre perfection versus imperfection de la concurrence, d’un côté, et perfection versus imperfection de la neutralité, d’un autre côté. Il apparaît toutefois que la concurrence et la neutralité ne sont pas simplement deux lignes parallèles, semblables mais qui ne se rencontreraient jamais : elles sont tout au contraire reliées l’une à l’autre par de nombreux ponts.

  • Les attaques frontales contre la neutralité, comme un blocage ou un fort ralentissement du trafic, sont très généralement les manifestations d’une attitude anticoncurrentielle agressive émanant d’opérateurs de réseau par ailleurs présents sur le marché des contenus et qui souhaitent protéger leurs propres intérêts contre ceux de leurs concurrents sur ce marché ; dans ce cas, restaurer une concurrence équitable restaure du même coup la neutralité.
  • Les restrictions verticales, typiquement un accord d’exclusivité signé entre un opérateur de réseau et un fournisseur de contenus, restreignent l’accessibilité des contenus pour les utilisateurs finals et portent donc atteinte à la neutralité ; en contrôlant l’envergure et la durée de tels accords, une autorité de concurrence améliore conjointement l’intensité de la concurrence et la « qualité » de la neutralité.

Même si le moteur de la régulation de la neutralité doit être la concurrence, les autorités en charge de faire appliquer le droit de la concurrence ne peuvent agir seules car elles ne disposent pas de toute l’expertise et de l’information nécessaires. Elles doivent donc coopérer avec plusieurs régulateurs sectoriels, en charge des communications électroniques, de l’audiovisuel, de la protection des données personnelles, etc. Puisque la révolution numérique a  conduit au mariage des tuyaux et des contenus, ainsi qu’à la convergence entre contenus de tous types, la régulation, dans l’acception la plus large de ce terme, devra devenir de plus en plus coopérative, rassemblant (sinon fusionnant) plusieurs autorités administratives indépendantes et institutions publiques dans un schéma global de co-régulation.

En outre, parce que l’innovation est un processus darwinien qui ne peut être planifié ni régi d’une manière technocratique, la régulation de l’écosystème numérique devra  également devenir de moins en mois prescriptive et de plus en plus participative, mobilisant autour des co-régulateurs toutes les « espèces » du marché de l’Internet, incluant les équipementiers, les opérateurs, les fournisseurs de contenus et d’applications, sans omettre bien-sûr les consommateurs qui, devenus « consommacteurs », sont en définitive les premiers responsables de la qualité et de la diversité de leur environnement en ligne. Dans cette perspective de co-régulation participative, proche des notions théoriques de « hétérarchie » et de « multi-stakeholderism » proposées par les économistes néo-institutionnels, les régulateurs ne sont plus tant des « résolveurs de problèmes » que des « facilitateurs de solutions ». La thématique de la neutralité d’Internet constitue un terrain d’expérimentation idéal pour démarrer cette nouvelle approche de régulation, en quelque sorte inspirée de la maïeutique socratique.

Informations supplémentaires