Décembre 2012

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24-12-2012. Fantaisie de Noël : dois-je changer de boîte ?

On est en direct ! Je - plutôt mon double anagrammatique Caruso Celinni -  participe à un jeu télévisé. Je ne voulais pas, vraiment pas, mais ma famille m’y a poussé… Vas-y, t’es trop fort en théorie des probabilités, tu vas gagner ! Tu parles, j’ai grave les boules, je dirais même plus, j’ai grave les boîtes…

- Alors, Monsieur Celinni, en forme ? Voici donc deux boîtes. Dans l’une d’elles, se trouve une certaine somme d’argent et dans l’autre boîte… se trouve dix fois cette somme. Dites moi, quelle boîte choisissez-vous, mon cher Caruso !

- Ben là, euh, aucune information, une chance sur deux, donc je prends celle-là, au hasard, oui celle-là, celle qui est juste devant moi.

- Vous en êtes bien sûr ?

- Euh, oui…, certain si j’ose dire ! Oui, je choisis cette boîte.

- Alors, on applaudit Caruso très fort… et on ouvre sa boîte ? On l’ouvre ? On y va ?

- Oui, on ouvre ma boîte !

- À vos ordres ! J’ouvre votre boîte, j’ouvre donc votre boîte… je l’ouvre et que vois-je à l’intérieur ?

- Un chèque ?

- C’est parfaitement exact, Monsieur Celinni : un chèque, un très beau chèque, un magnifique chèque, que dis-je, un superbe chèque de… 1000 € ! Un très très grand bravo, à l’ami Caruso ! On l’applaudit bien fort !

- Merci, merci, merci à tous, c’est un très beau cadeau de Noël, avec ça je vais pouvoir gâter ma famille !

- Mais ce n’est pas tout, Monsieur Celinni !

- Ah ! bon ?

- Eh ! non, ce n’est pas tout, car une question demeure ! Eh ! oui, il reste encore un tout petit point à éclaircir ! Combien y a-t-il dans l’autre boîte ? Dix fois moins… ou dix fois plus, 100 € ou 10 000 € ?

- Je préfère ne pas le savoir…

- Eh bien moi, pour Noël, figurez vous que je vous offre la possibilité de le savoir, cher Monsieur Celinni ! Ici, rien n’est interdit, tout est possible ! Oui, vous m’entendez bien, tout est possible ! Alors, je vous pose tout net la question : voulez-vous changer de boîte ?

- Euh…

- Si vous gardez votre première boîte, vous conservez les 1000 €. Et, si vous changez, alors vous gagnez ce qu’il y a dans l’autre boîte, peut-être 10 000 € ! Que choisissez-vous, Monsieur Celinni ? Cela vous ne intéresse-t-il pas de décupler votre gain ?

- Euh, à cette loterie là, je gagne avec une chance sur deux et je décroche les 10 000 €… ou bien je perds avec une (mal)chance sur deux et je pars avec seulement 100 €. En espérance, ça fait un gain de 10000 € plus 100 € divisés par deux, donc 5050 €. C’est-à-dire plus de cinq fois plus que mon gain actuel… et, de toute manière, au pire, je ne partirai pas sans rien. Allez, je suis joueur, je prends le risque ! Je change ma boîte !

- Vous êtes bien certain, Monsieur Celinni, j’ai bien entendu, vous changez votre boîte ?

- Absolument certain, je change ma boîte !

- Très bien ! Je reprends donc votre ancienne boîte… donc adieu le chèque de 1000 €, on est bien d’accord ? Et voici votre nouvelle boîte ! On ouvre votre nouvelle boîte ?

- On l’ouvre !

- Je l’ouuuuuuvre, oui je l’ouuuuuuvre…. Le couvercle coince… non, ça vient, ça y est… je l’ai ouverte ! À l’intérieur se trouve donc un chèque… un chèque de, un  chèque de … un chèque de banque ! Et quel est le montant de ce chèque ? Ca commence par un « un » … oui je vois bien un « un », suivi de plusieurs zéros ! Combien y a-t-il de zéros sur ce chèque ? Deux ou quatre, là est la question ! Allez, on compte les zéros, on compte ensemble : un zéro, deux zéros… Est-ce que ce deuxième zéro est le dernier zéro… ou bien y a-t-il encore d’autres zéros sur ce chèque ? Y a-t-il deux autres zéros ? Attendez, j’essuie mes lunettes pour mieux voir…

VEUILLEZ NOUS EXCUSER POUR CETTE INTERRUPTION DU SIGNAL DUE À UNE PANNE TEMPORAIRE D’ÉMETTEUR… NOS ÉMISSIONS REPRENDRONT DÈS QUE POSSIBLE.

Même s’il a peut-être gagné – qui sait ? – notre ami Caruso Celinni a vraiment perdu tous ses moyens en matière de calcul des probabilités ! Son raisonnement d’équi-répartition des chances entre le gain de 100 € et le gain de 10 000 € est gravement faux ! Quel est donc le raisonnement juste ?

Pour connaître le bon calcul, amis matheux, cliquez ici !


19-12-2012. Neutralité, régulation et concurrence

Non, je n'ai pas oublié mon blog et me voici de retour de Florence et son inoubliable Duomo !

Mon papier sur la neutralité imparfaite, revu et augmenté après le séminaire l'Institut universitaire européen, est désormais disponible en version anglaise ET en version française !

Après le résumé, pulié ici le 9 décembre, voici aujourd'hui la conclusion !

La neutralité d’Internet se prête très naturellement à cette boutade à propos des régulateurs. Question : quelle est la devise du parfait régulateur ? Réponse : si quelque chose existe, alors régule la, et si elle n’existe pas, alors fais en un principe ! À cet égard, la neutralité semble devoir être le rêve du régulateur puisqu’à la fois elle existe et elle n’existe pas : en effet, ainsi que nous l’avons discuté supra, elle existe sous un grand nombre de formes imparfaites mais elle n’existe pas dans sa version parfaite, qui demeure une utopie. Toutefois, le rêve du régulateur pourrait bien tourner au cauchemar ! Pourquoi ?

En premier lieu, poser la neutralité en principe de régulation, voire même l’inscrire dans le marbre d’un texte législatif, pourrait se révéler aussi pernicieux ex post qu’attrayant ex ante, en raison du dilemme suivant. Ou bien le principe de neutralité est formulé en des termes si généraux qu’il ne se traduit par aucune obligation concrète faite aux fournisseurs d’accès et il est donc inutile. Ou bien ce principe est accompagné d’une liste complète de ses modalités d’application et ces dernières deviendront très rapidement obsolètes et inopportunes, dans un secteur dont le tempo d’évolution est aussi exceptionnellement rapide ; pire, une spécification détaillée à l’excès pourrait entraver le processus d’innovation.

En second lieu, les régulateurs peuvent rencontrer de sérieux problèmes de légitimité lorqu’ils s’essaient à la régulation de la neutralité d’Internet. Tel est à l’évidence le cas aux États-Unis, où la FCC détient des prérogatives légères et assises sur une base légale fragile en matière de services d’information, par opposition aux services de communication. Ce régulateur a répétitivement échoué dans ses tentatives d’édicter de règlements sur la neutralité, systématiquement attaqués par les grands opérateurs américains. La situation semble plus favorable en Europe, où le paquet télécom en vigueur donne aux régulateurs nationaux la possibilité, d’une part de régler des différends entre opérateurs de réseaux et fournisseurs de contenus, d’autre part de fixer un standard minimal de qualité pour l’accès à Internet. Mais les conditions préalables sont assez contraignantes, qu’elles portent sur le champ des différends concernés ou sur la nécessité d’apporter la preuve d’une déficience du marché avant d’obtenir l’agrément de la Commission pour réguler la qualité.

Par conséquent, le meilleur régulateur de la neutralité d’Internet pourrait bien ne pas être le régulateur sectoriel, mais plutôt le marché lui-même et le droit de la concurrence en dernier ressort. Dans un pays comme la France, où le marché de l’accès à Internet est suffisamment concurrentiel, une violation manifeste de la neutralité est un comportement beaucoup plus risqué, de la part d’un opérateur, que dans un pays comme les États-Unis, où les consommateurs sont davantage captifs de leur fournisseur d’accès, en raison de la faible pression concurrentielle exercée par une structure de marché en monopole ou en duopole.

Que la concurrence apparaisse comme le régulateur le plus approprié de la neutralité d’Internet est un résultat en définitive assez cohérent, une analogie pouvant en effet être établie entre perfection versus imperfection de la concurrence, d’un côté, et perfection versus imperfection de la neutralité, d’un autre côté. Il apparaît toutefois que la concurrence et la neutralité ne sont pas simplement deux lignes parallèles, semblables mais qui ne se rencontreraient jamais : elles sont tout au contraire reliées l’une à l’autre par de nombreux ponts.

  • Les attaques frontales contre la neutralité, comme un blocage ou un fort ralentissement du trafic, sont très généralement les manifestations d’une attitude anticoncurrentielle agressive émanant d’opérateurs de réseau par ailleurs présents sur le marché des contenus et qui souhaitent protéger leurs propres intérêts contre ceux de leurs concurrents sur ce marché ; dans ce cas, restaurer une concurrence équitable restaure du même coup la neutralité.
  • Les restrictions verticales, typiquement un accord d’exclusivité signé entre un opérateur de réseau et un fournisseur de contenus, restreignent l’accessibilité des contenus pour les utilisateurs finals et portent donc atteinte à la neutralité ; en contrôlant l’envergure et la durée de tels accords, une autorité de concurrence améliore conjointement l’intensité de la concurrence et la « qualité » de la neutralité.

Même si le moteur de la régulation de la neutralité doit être la concurrence, les autorités en charge de faire appliquer le droit de la concurrence ne peuvent agir seules car elles ne disposent pas de toute l’expertise et de l’information nécessaires. Elles doivent donc coopérer avec plusieurs régulateurs sectoriels, en charge des communications électroniques, de l’audiovisuel, de la protection des données personnelles, etc. Puisque la révolution numérique a  conduit au mariage des tuyaux et des contenus, ainsi qu’à la convergence entre contenus de tous types, la régulation, dans l’acception la plus large de ce terme, devra devenir de plus en plus coopérative, rassemblant (sinon fusionnant) plusieurs autorités administratives indépendantes et institutions publiques dans un schéma global de co-régulation.

En outre, parce que l’innovation est un processus darwinien qui ne peut être planifié ni régi d’une manière technocratique, la régulation de l’écosystème numérique devra  également devenir de moins en mois prescriptive et de plus en plus participative, mobilisant autour des co-régulateurs toutes les « espèces » du marché de l’Internet, incluant les équipementiers, les opérateurs, les fournisseurs de contenus et d’applications, sans omettre bien-sûr les consommateurs qui, devenus « consommacteurs », sont en définitive les premiers responsables de la qualité et de la diversité de leur environnement en ligne. Dans cette perspective de co-régulation participative, proche des notions théoriques de « hétérarchie » et de « multi-stakeholderism » proposées par les économistes néo-institutionnels, les régulateurs ne sont plus tant des « résolveurs de problèmes » que des « facilitateurs de solutions ». La thématique de la neutralité d’Internet constitue un terrain d’expérimentation idéal pour démarrer cette nouvelle approche de régulation, en quelque sorte inspirée de la maïeutique socratique.


9-12-2012. Neutralité imparfaite

Demain, départ pour une semaine à l'Institut universitaire européen de Florence, où j'interviens doublement dans le cadre d'un séminaire de formation puis d'un atelier de recherche, consacrés à l'économie d'Internet et organisés par le Global Governance Programme du Robert Schuman Centre for Advanced Studies. Voici le résumé d'un papier sur la net-neutralité, que je présenterai vendredi lors de l'atelier. Pour lire le papier complet, en anglais, cliquez ici.

Résumé

Le concept de neutralité des réseaux est souvent confondu, à tort, avec celui de non-discrimination du trafic. Une telle assimilation semble acceptable en première approximation, lorsqu'il s'agit simplement de bannir le blocage des contenus ou certaines formes de discrimination à l'évidence anticoncurrentielles. En revanche, la confusion entre neutralité et non-discrimination devient inappropriée à seconde vue, lorsque l'on considère l'exigence d'une gestion efficace du trafic, du côté de l'offre, ou encore la diversité des requêtes des utilisateurs, du côté de la demande. Une neutralité ignorant cette exigence comme cette diversité, une neutralité comprise comme l’impératif absolu d'une homogénéité « pure et parfaite », serait absurde car elle dégraderait la qualité de service et ne répondrait pas aux besoins exprimés.

Afin d’éclairer les débats en cours, il est indispensable de disposer d'une définition formelle et rigoureuse de la notion de neutralité. Dans cette contribution, nous proposons une définition basée sur le principe économique d’efficacité. Dans un premier temps, on montre que la neutralité parfaite est efficace, c’est-à-dire maximise le bien-être social, dans un contexte idéal C*. Puis, dans un second temps, la « C-imparfaite neutralité » est définie comme l’organisation du réseau la plus efficace dans un contexte réel C, distinct de C*. Alors, selon la spécification du contexte C, la neutralité s’avère compatible avec certaines formes de discrimination efficace et elle devient un concept adaptatif : elle peut prendre des visages contrastés dans des contextes technologiques ou politiques variés, elle peut également évoluer au cours du temps dans un contexte donné. Cette approche de « l’imperfection la plus efficace »  fournit une grille d’analyse pour discuter les grands enjeux liés à la neutralité, tels qu'ils sont actuellement débattus sur les scènes européenne et nord-américaine. On examinera ici en particulier les questions de la gestion du trafic, de la segmentation de la demande, du financement des réseaux de nouvelle génération, de l’interférence des politiques gouvernementales avec l’activité des réseaux, et de la régulation de la neutralité.


4-12-2012. Vote et orpaillage

Demain, nous votons à l'Académie des technologies. Quelle différence existe-t-il entre cette académie et un chercheur d'or ? Réponse : aucune, car la première élit ses membres exactement comme le second trie ses pépites !

Face à un tas de gravier, l'orpailleur commence par repérer les quelques granules qui, au premier coup d'œil, lui paraissent devoir être de prometteuses pépites. Puis, ayant sorti du lot ces joyaux potentiels, il procède à un second examen. En effet, n'aurait-il pas, par erreur, pris un caillou brillant pour de l'or natif ? Ou encore, n'aurait-t-il pas négligé une pépite masquée par des granules de peu d'intérêt ? Alors, un par un et par ordre décroissant de qualité, il réexamine chacun des grains qu'il a présélectionné en le "confrontant" au gravier résiduel. Si son jugement initial est confirmé, il conserve le grain qu'il tient en main. Mais si, par chance, il découvre dans le "rebut" un grain de meilleur aloi, alors il rejette le grain décevant et le remplace par ce nouveau grain. Et ainsi de suite, jusqu'à épuisement des grains préselectionnés.

Lorsqu'elles doivent choisir par vote un petit nombre de lauréats parmi un plus grand nombre de candidats, les asssemblées, pour la plupart, s'arrêtent à la première étape du tri de l'orpailleur. Chaque électeur inscrit sur son bulletin le nom de son candidat préféré et les candidats les mieux placés, à concurrence du nombre de sièges à pourvoir, sont élus. Point final. Or, pour être simple et répandue, cette technique de vote n'en est pas moins assez grossière et potentiellement biaisée ! Imaginons, par exemple, que le candidat arrivé en tête avec 30% des suffrages, et donc premier élu, soit également un candidat que tout le reste de l'assemblée, soit 70% des électeurs, rejette absolument. Serait-ce refléter la volonté collective qu'élire ce candidat très controversé ? Imaginons encore qu'un candidat, placé en deuxième position des préférences individuelles par une très large majorité des membres de l'assemblée, ne recueille, pour cette raison même, presqu'aucune voix. Ne serait-il pas juste et opportun d'offrir une seconde chance à ce "bon" candidat, bien-sûr après avoir élu ceux qui l'éclipsent ? Répondre non à la première question et oui à la seconde, c'est accepter de poursuivre le vote au-delà de l'étape de présélection et d'appliquer la méthode du chercheur d'or : celle de la sélection comparative, qui confronte successivement chacun des candidats présélectionnés au groupe des candidats prééliminés. C'est un peu plus long, cela exige un recours à l'informatique, mais la méthode s'avère beaucoup plus fiable et efficace que la procédure "standard" : à la fois plus fidèle aux préférences vraies des électeurs et plus équitable vis-à-vis des candidats.

Pour en savoir plus sur cette technique de vote, en particulier, et sur la théorie du choix social, en général, cliquez ici !

Informations supplémentaires