Septembre-Octobre 2013

25 octobre 2013. Difficile pédagogie

J'ai passé un assez désagréable moment, mercredi dernier 23 octobre, à l'antenne de France Culture. La quotidienne de l'émission "Du grain à moudre" portait le titre aussi aguicheur que trompeur : "La gratuité d'Internet vaut-elle encore le coup ?". Se fondant sur une étude récente du Boston Consulting Group, la rédaction de l'émission a cru voir, dans l'essor actuel des ventes de musique en ligne, le signe que les internautes sont enfin revenus à la raison, qu'ils acceptent désormais ce qu'auparavant ils s'obstinaient à refuser : payer pour des contenus culturels sur Internet. Peut-être n'aurais-je pas dû exprimer, d'entrée de jeu, à quel point cette interprétation des statistiques me paraît pour le moins fantaisiste ?

Lorsqu'on coupe les pattes d'une puce, qu'on la somme ensuite de sauter, et que l'on constate qu'elle ne saute plus, doit-on noter dans son carnet d'expériences qu'une puce privée de ses pattes devient sourde... ou non pas plutôt : sans pattes, pas de sauts ? Lorsqu'une demande explosive, jusque là bridée par l'absence d'une offre légale en ligne proposée à un prix acceptable (en niveau comme en structure), se met finalement à consommer des contenus payants sur Internet, doit-on en déduire que les internautes se sont brusquement mués de dangereux pirates en enfants de chœur... ou bien que le sursaut provient au contraire de l'offre, qui commence enfin à s'adapter ? La demande précède toujours l'offre, c'est une loi fondamentale de l'économie ; tant que l'offre est absente ou déficiente, la demande, ou bien est frustrée, ou bien fabrique sa propre offre quand la technologie le lui permet : en l'occurrence, elle a massivement téléchargé ! 

La même erreur de lecture du comportement des consommateurs, cette fois en sens inverse, a été commise au début des années 2000, au moment de la montée en puissance des accès à Internet par ADSL. Tiens, comme c'est étrange, les consommateurs de biens culturels sont pris d'une subite folie piratomaniaque : ils volent désormais sans vergogne sur les réseaux P2P les disques qu'ils achetaient précédemment bien sagement dans des magasins physiques ! Pour les curer de leur folie, il est urgent d'introduire les DRM et de dresser le dispositif répressif d'HADOPI. Au lieu d'adapter la production et l'édition phonographiques à la nouvelle donne numérique, au lieu de reconnaître l'inéluctable transition d'une économie de la consommation au volume vers une économie de l'accès à une bibliothèque de contenus, forçons les consommateurs à continuer de vivre avec nous à l'ère pré-numérique, afin de préserver notre modèle d'affaire, basé sur le sacro-saint paiement à l'acte. De la part des majors du disque, voilà un vrai raisonnement de dinosaures, après la chute sur terre de la météorite numérique ! Avec les conséquences que l'on sait : une chute drastique de la vente des CD, dans un premier temps non compensée par la progression des ventes en ligne, principalement en raison du caractère inadapté et dissuasif de ces ventes.

Face au bouleversement de l'écosystème culturel, la voie de l'évolution était pourtant simple ; la solution s'appelle la "licence globale" et certains, dont je suis, l'ont proposée au moment des débats préparatoires à la loi HADOPI. Puisque le coût de distribution d'un fichier numérique sur un réseau électronique est nul (en deçà du seuil de saturation du réseau), le prix efficace de la mise à disposition de ce fichier est nul  et on ne peut donc plus récolter la valeur de ce côté, afin de la redistribuer aux artistes, aux producteurs et aux éditeurs. Où est passée la valeur à l'ère numérique ? Réponse : dans l'accès ! Les consommateurs sont prêts à payer un droit d'entrée pour pénétrer dans le vaste parc d'attractions numériques que constitue pour eux Internet : ils payent déjà, sans protester le moins du monde, leur forfait d'accès à Internet, fixe ou mobile ; ils accepteraient, sans broncher davantage, de payer un supplément d'abonnement mensuel, traduisez le montant de la licence globale, afin d'ensuite pouvoir bénéficier librement de tous les contenus présents dans le parc numérique. À Disney, les tours de manèges sont "gratuits", mais l'entrée est payante, et même fortement payante. Tel est le bon modèle tarifaire, lorsque les coûts variables en fonction des quantités sont devenus complètement négligeables au regard des coûts "fixes", c'est-à-dire ceux qui doivent être consentis de toute manière, quel que soit le volume de la consommation et avant même que la première unité a été fournie ou distribuée.

N'en déplaise au gestionnaire de la plateforme Qobuz, mon plus vif contradicteur sur le plateau, le coût de création d'un master musical, un coût dont je ne conteste évidemment, ni l'existence ni l'importance, est un coût fixe et non pas un coût variable, qui doit donc être rémunéré par abonnement. J'ai d'autant moins compris l'agressivité de mon interlocuteur que sa plate forme propose précisément du streaming à l'abonnement. S'il m'avait laissé parler, plutôt que vouloir dénoncer les prétendues "horreurs" sortant de la bouche d'un "ignare", il aurait entendu que j'étais son ami et pas son ennemi, que des plateformes comme Qobuz ou Deezer représentent à mes yeux une alternative efficace et souhaitable à la licence globale. Car l'essentiel n'est-il pas que s'impose le plus rapidement possible le bon modèle économique ? Peu importe que l'initiative d'instaurer ce modèle soit publique ou privée !

Je m'avoue aujourd'hui un peu découragé par mes échecs pédagogiques répétés, dans mes tentatives de faire comprendre les lois fondamentales de l'économie numérique. Etrangement, le tollé que le simple énoncé de ces lois ne manque jamais de susciter auprès des acteurs des industries culturelles a le don de me surprendre encore. Mais pourquoi diable m'étonner, alors que c'est écrit dans la chanson ? "Il a dit la vérité, il faudra l'exécuter !" En son temps, Socrate l'a appris à ses dépens et, chose assez peu connue, juste avant de boire la ciguë, il a très clairement "vu" l'économie numérique, ainsi que l'atteste cet inédit dialogue maïeutique...

Lire ici le dialogue socratique

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